Entrevue avec Yvon Mornard

Par Simon-Pierre Beaudet et Jasmin Miville

On entre chez Yvan Mornard dans l’atelier d’un écrivain de l’ombre. Sa grande maison qui borde le Parc Lafontaine ne semble que servir cette fonction ; trois pièces font office de bureaux. Il écrit dans l’une  d’elles, conserve ses archives dans une deuxième, et dans la troisième… il y a un téléphone, comme s’il n’y avait plus autre chose à faire. De la même manière, on y trouve peu d’objets : un globe terrestre, une télé, mais pas d’internet ;  trop de distraction dit-il (« la pornographie… »). Les livres occupent tout le mur d’un salon double, du plancher au plafond, sur plus d’une dizaine de mètres ; on trouve là une collection minutieuse de tous les ouvrages québécois en édition originale.

Mornard est resté underground jusqu’à aujourd’hui. Sa carrière d’écrivain-éditeur, abruptement interrompue au tournant des années 1970, quand son nom fut devenu trop sulfureux pour lui permettre de poursuivre quelque activité dans le domaine des lettres, n’était pourtant pas terminée. Son grand œuvre littéraire, Le grand livre des privations, paru en cinq volumes au cours des années 1990, est passé inaperçu. Aujourd’hui retiré, il poursuit l’écriture d’un journal, débuté en 1957, qu’il espère faire courir sur soixante ans de sa vie, pour le publier ensuite, probablement en ligne. Il y a donc ici quelqu’un qui travaille, patiemment, à une œuvre littéraire qui concorde avec celle d’une vie d’homme –  à l’insu, mais aussi à l’abri, de tout le monde, et du monde.

Au cours d’une longue discussion ponctuée d’apartés sur divers sujets -  la situation des librairies, les paradis fiscaux, le spectaculaire intégré, les mouvements populaires contemporains, le printemps érable, les joies de la contestation, les promoteurs immobiliers, la nécessité de se protéger du travail pour lire et écrire, les prévisions démographiques, l’hypocrisie dans le milieu de la culture – Yvan Mornard a retracé pour nous son parcours d’éditeur et d’écrivain.

 

 

SPB et JM : Vous êtes connu, si l’on peut dire, pour les deux revues que vous avez publiées à la fin des années 1960, Sexus et Allez chier. Parlez-nous des débuts de l’aventure.

Y.M. – Il faudrait d’abord parler de « Sexologie ». Au Quartier latin, j’avais la section des arts, (8 pages tabloïds), qui paraissait séparément sous le titre « Le nouveau cahier ». Il y a eu quelques remous quand j’ai commencé à m’en prendre aux professeurs français, et à toute la culture française ; je plaidais pour l’enseignement de la littérature québécoise. Ils m’ont fait venir l’un après l’autre pour me demander où je voulais en venir.

 

« Sexologie » est un cahier spécial du Quartier latin fait sous l’instigation de l’Institut de Sexologie de Montréal, qui venait de naître sous l’impulsion d’un ancien curé défroqué, un nommé Jean-Yves Desjardins, et un nommé Manouvrier, que je n’ai jamais rencontré. La sexualité était alors à ce point taboue que leurs bureaux étaient en Ontario pour ne pas avoir de trouble avec la censure au Québec.

 

Lise Bissonnette, déjà plus expérimentée en tant que journaliste, et qui m’en a appris les rudiments, connaissait Desjardins. Il nous a demandé de diriger une publication du Quartier latin qui ferait la promotion de la sexologie afin de lui donner une idée de ce que l’on pourrait éventuellement faire avec eux.

On leur a donc monté un  cahier complet. Ils ont capoté. On parlait de masturbation, de prostitution, d’avortement, tout y a passé. Ce numéro était attendu à l’Université de Montréal, on l’avait annoncé dès le départ. Il devait paraître une semaine où le recteur était invité à la télé de Radio-Canada et où il comptait nous dénoncer comme pornographes devant toute la population.

Il y a eu une fuite. Nous avons produit d’urgence un autre numéro à la place. Sexologie est paru la semaine suivante, en février 1967.

 

SPB et JM : Une grosse année pour le Québec et l’underground. L’expo, le summer of love, vos publications, Logos

 

YM : Sexus #1 est paru en juillet 1967, et Logos en octobre de la même année. Ils comptaient dans leurs rangs des draft dodgers, des fils de classes aisées, progressistes, qui étaient allé à l’université, et qui ont déserté de la guerre au Vietnam avec l’accord de leurs parents. Ils envoyaient leurs jeunes à Montréal se faire oublier.

 

Leur local-appartement occupait deux étages, l’actuel 3552 Colonial, près de Saint-Laurent et Prince Arthur. Le Voyage, de Robert Myre, est arrivé par eux, et on voyait ce qui se passait aux États-Unis avec la presse underground, dont la publication la plus influente était l’Oracle de San Francisco, des publications plus visuelles, psychédéliques. Logos, dont les premiers numéros étaient plus politiques, a évolué vers cette tendance.  Logos était bâti autour de la vente du journal, et de la vente du LSD. On pourrait même dire que le mythe de la drogue est entré par Logos au Québec. Ils ont converti les québécois au LSD, un gros hit de l’époque. Les gens de Logos vivaient en communauté, et l’argent du journal allait dans le pot pour la faire vivre.

 

Ces publications étaient idéologiques, mais c’était aussi pratique. C’était un monde où l’édition servait aussi à manger. Sexus, j’en ai vécu pendant trois ans. Maigrement, mais quand même.  Nous autres aussi, on profitait du trafic du LSD et surtout du haschisch, très populaire à l’époque… (le hasch par rapport à la marijuana, c’est comme du cognac par rapport au vin). La culture personnelle de la marijuana n’était pas répandue.

 

Je vivais avec Lise Bissonnette dans le temps. Elle était centre-gauche-droite, selon les besoins du jour. C’était une femme très ambitieuse. Un peu comme Serge Ménard, qui a écrit un article dans le « Spécial Marijuana » du #2 d’Allez Chier, pour des années plus tard se faire poser en train d’arracher de la marijuana à Kanawake comme si c’était quelque chose de criminel. C’est un gars incapable, une fois arrivé au pouvoir, de prendre des mesures autres  que celles d’un petit juriste foncièrement de droite.

Ménard m’avait défendu en tant qu’avocat lors de mes procès pour Sexus. Il a bien fait son travail, mais il ne voyait pas les implications de Sexus. Si tu lis son texte sur la marijuana, il ne se commet pas non plus. Il dit que c’est à la justice de régler la question de la légalisation. Il remet ça dans les mains des autorités. Il fait son travail de légaliste. Mais quand il est arrivé en situation  d’autorité, il a fait comme l’autorité, parce que ces gens-là ne rêvaient pas la société, ils voulaient en coopter les postes. Ils se sont fait remarquer par les mouvements contestataires, et se sont enrégimentés dès que les portes se sont ouvertes.

 

SPB et JM : Sexus était tributaire d’un désir de liberté qui traversait tout le corps social.

 

YM : Oui, qui était venu par l’arrivée de la télévision au Québec. Même avec les seules quelques heures de télédiffusion par jour de l’époque, les curés ont perdu le contrôle de la parole. C’était pas mal plus amusant que le discours d’un zozo qui raconte toujours la même chose en haut de sa chaire. La télé montrait des genoux de femme. Tous nus! On en était là.

 

Sexus, Logos, c’étaient des publications dont l’enjeu était moral. Dans Logos, l’enjeu de la guerre était considéré sous son aspect moral. Nous, on attaquait les curés et la censure alors que l’Église était en train de tomber. On a gagné par défaut. Il y a eu un effondrement. Si ma mère avait lu Sexus, elle en serait morte. En 1955, elle m’avait acheté ma première dactylo et si elle avait su que j’aurais écrit Sexus et Allez chier dessus, elle aurait mis le feu dedans.

 

Sexus a été battu, mais ses idées ont gagné. Après Sexus sont venus une pléthore de films érotiques. Il y avait un mythe : quand tu fais du sexe, tu fais ben de l’argent. C’était un peu vrai, j’en ai vivoté pendant trois ans. Un policier m’avait dit, en sortant de cour : « si les publications sexuelles deviennent légales, c’est pas toi qui va faire de l’argent, parce que moi aussi je vais me lancer là-dedans! »

 

Quintal, des éditions du Bélier, était tout à fait dans cette idée qu’il y a une piastre à faire avec le sexe. Il a fait paraître divers romans érotiques, ainsi qu’une édition pirate de l’Avalée des avalées, de Réjean Ducharme.

 

SPB et JM : D’ailleurs, ne vous a-t-on pas soupçonné, parmi tant d’autres,  d’être l’auteur de ce livre?

 

YM : Pas vraiment. C’était une facétie dans les pages du Quartier Latin qui disait que c’était moi. On comparait mon écriture manuscrite à celle de Ducharme pour arriver à la conclusion que c’était la même. C’était bien la même, puisque les deux étaient de ma main! Par après, j’ai fait un autre reportage avec Lise Bissonnette qui investiguait réellement le cas Ducharme.

 

SPB et JM : Et Allez Chier?

 

YM : Le premier numéro d’Allez Chier paraît en 1969, avant le dernier # de Sexus en 1970. On était au fond du baril. J‘étais rendu rue Sainte Famille. On vivait comme Logos, en communauté. Allez chier est né d’un ras-le-bol de tout le « social » de l’époque. C’était tendu : McGill français, les bombes du FLQ. La première page d’Allez Chier est bonne, tout est là : d’abord le titre de la revue, puis une vieille femme avec cette affiche « PÉNIS CENSURÉ PAR L’ORDRE ». C’était une des interventions de Lemoyne, photographiée par Kosak. On tourne la page et c’est le bol de toilette avec la citation « Si tous les ministres, les juges, les curés et les policiers se donnaient la main pour ALLER CHIER en même temps, il n’y aurait personne sur la place publique pour empêcher le peuple d’être libre. »

 

On n’a jamais eu le temps de développer le contenu éditorial d’Allez chier. On a conçu un troisième numéro dans lequel on voulait montrer comment former un « square », quelqu’un de conforme. Je n’ai jamais pu le sortir. J’étais ruiné. D’ailleurs, je n’ai jamais eu d’argent pour faire de l’édition. J’étais un bluffeur : pour Sexus 1, je suis allé voir l’imprimerie Yamaska et je leur ai dit : je vous paye quand le livre sera imprimé. Quand il a été imprimé, je leur ai dit : bon, faut le distribuer maintenant pour vous payer… C’était pas mal d’argent quand même - 2000-3000$ pour un numéro.

 

SPB et JM : Allez Chier a-t-il eu des problèmes avec la police?

 

YM : Non. On a eu des problèmes quand on est allé vendre ça au congrès du Parti Québécois, au centre Paul-Sauvé. Ça leur a déplu… Il nous ont fait expulser.

 

SPB et JM : Vous avez sorti quatre numéros de Sexus entre 1967 et 1970. Comment l’aventure se termine-t-elle?

 

YM : En queue de poisson. Nos revues ont été saisies pour obscénité. À chaque numéro de Sexus qui paraissait, je pouvais avoir trois ou quatre saisies, et c’était cent dollars de cautionnement à chaque fois, ce qui était considérable. Une fois que mon nom a été connu des policiers, j’étais dans le réseau, si on peut dire.  À l’époque d’Allez Chier, vers 1969, une auto patrouille de police m’a intercepté alors que je sortais de la Casa de Pedro Rubio vers trois heures du matin. Le policier m’a demandé ce que je faisais là, et m’a donné congé par un « Bonne nuit, Monsieur Mornard. » J’ai su que j’étais surveillé, plus que je ne le pensais.

 

SPB et JM : Parlez nous du Grand livre des privations

 

YM : Après Sexus, et bien que j’avais toujours voulu être éditeur, j’avais envie de faire un livre à moi. Une vision globale du monde différente, qui remet tout en question.

 

J’ai fait Le grand livre des privations sur dix ans, deux ans pour chaque livre. J’ai  élagué beaucoup de matériel, et il a fallu compacter le tout pour faire de chaque pensée une petite bombe. Ce fut extrêmement difficile – je n’étais pas capable de faire un livre gentil. Le tout est habité d’une immense colère, et vingt ans plus tard je suis intrigué par des livres que je n’ai pas voulus mais qui se sont imposés à moi par nécessité.

 

Le livre demande au lecteur d’oublier tout ce qu’on lui a dit, et à la fin, de se révolter. Il se termine sur la nécessité d’« être pour nous-mêmes une valeur » et sur cet axiome : « toute pensée qui avance est nécessairement rebelle. » Et j’ai ajouté une phrase au début de l’édition numérique qui ne se retrouve pas dans la version imprimée, et qui résume tout le livre : « ta vie est ta seule vérité ».

Il y a une certaine parenté d’esprit avec Stirner. Enfin, je n’ai rien d’autre à dire au lecteur qu’il doit se réveiller.

 

J’en ai vendu une trentaine de copies de chacun. Je les ai laissés en consigne dans les librairies, et la réaction fut plutôt froide, disons. Ça ne se vendait pas. Le pire, c’est que j’ai profité d’une visibilité exceptionnelle chez Renaud-Bray. Au milieu des années 1990, ils étaient en faillite technique, et les étagères étaient vides puisque les fournisseurs ne voulaient plus y laisser leurs livres pour cause de factures impayées. J’avais trois étages de rayons seulement pour mes livres. Je n’en ai pas vendu un seul, même les bibliothèques les ont boudés. La couverture de presse fût inexistante. J’avais envoyé mes livres à Gilles Archambault, au Devoir. Je l’ai croisé un an plus tard et je lui ai demandé : « Vous n’aimez pas mes livres, Monsieur Archambault? » Il me répond : « Non, ce n’est pas ça… je ne sais pas quoi en dire. »

 

J’en avais projeté douze, et puis encore un treizième, pour la mauvaise chance. Mais quand je suis arrivé au cinquième et dernier, Des normes, j’ai ressenti un essoufflement intérieur. J’ai senti que tout était dit, et que les volumes qui suivraient ne feraient que répéter. J’allais revenir sur la mort, la censure, l’intolérance, le travail – tout était déjà dans les cinq tomes parus. Et puis, je comprends que ça ne se vendait pas, mais quand même. Les gens que je fréquentais ne s’y intéressaient carrément pas, ils se demandaient quelle mouche m’avait piqué. J’étais un « nihiliste ». Les seuls qui m’ont dit avoir apprécié Le grand livre, c’est une famille de riches. Ils trouvaient ça bon, et m’ont assuré que ça n’allait rien changer. C’est ce qu’ils appellent la culture.

 

SPB et JM : Vous étiez quand même loin de l’esprit de Sexus et Allez chier, et de toute l’euphorie qui émanait de la contre-culture.

 

YM : Quand j’ai fait Le grand livre, j’étais complètement en dehors de ça. Après Sexus et Allez chier, c’est comme si je m’étais suicidé.  J’étais maigre, j’avais des trous dans mes culottes, j’étais lavé, ruiné. Mon nom était brûlé partout. À l’époque de Sexus 1, j’étais journaliste à Hydro-Québec, pour leur journal corporatif à Saint-Jérôme. Quand le numéro a sorti, la direction m’a fait venir : « Écoute Yvan, tu représentes Hydro-Québec, arrête de parler de cul! » La secrétaire qui me voyait passer dans le corridor me voyait sous un angle, disons… bizarre. J’étais le gars qui faisait de la porno en même temps que je faisais le journal d’Hydro, ça marchait pas dans sa tête. Je suis retourné voir la bibliothécaire en chef de l’UdeM, où j’avais travaillé, pour voir si elle pouvait me reprendre. Il n’en était pas question. Elle m’a conseillé de m’exiler à Toronto.

 

Alors je suis allé prendre un cours de cuisinier à l’Institut de Tourisme et j’ai travaillé dans ce domaine pendant vingt ans. On ne m’a jamais posé de questions sur mes idées. Ils n’ont jamais su que j’avais fait Sexus, ou que j’étais athée. Ils s’en foutaient. La seule chose qui les intéressait, c’était de sortir de grosses quantités de viande en cachette, avec la complicité du boss. J’ai travaillé, économisé, puis j’ai acheté une maison à revenus pour arrêter de travailler le plus vite possible et retourner en littérature. Quand j’ai entrepris Le grand livre, j’étais rentier.

 

Je tiens également un journal, commencé en 1957 et que je veux mener jusqu’en 2017, pour faire 60 ans en continu. Il donne à voir comment un individu évolue dans sa société. Le premier tome s’intitule La secte, et parle de mon enfance  en Gaspésie, puis à Saint-Lambert, et de la religion omniprésente. Le deuxième s’intitule La culture, et raconte mon arrivée à Montréal, Le quartier latin, ma rencontre avec Lise Bissonnette. Suivent La contre-culture, L’argent, La retraite, puis La vieillesse. J’ai six livres de 400-500 pages chacun que j’ai réunis en un seul volume numérique de quelques 3000 pages.  Ça devrait intéresser une dizaine de personnes. Du moins, je connais peu de gens ayant la patience de lire un livre de 3000 pages…

 

C’est pourquoi j’ai décidé d’en tirer à part les principaux textes philosophiques : Journal d’un philosophe underground. J’y ai retenu mes réflexions sur la morale, sur les fondements de la morale par rapport au sens de notre vie, et sur la volatilité de tout ce qui nous advient.

 

© 2008 Centre d'archives Gaston-Miron